Quoi de plus personnel que le foyer?
Fredy Hasenmaile, expert au Credit Suisse, nous parle du «mirage» de la propriété immobilière, de loyers en baisse, de voitures autonomes, de couples vivant séparément, de la numérisation du bâtiment et de l'héritage de ses enfants.
Monsieur Hasenmaile, posséder son propre logement est un besoin foncièrement humain–pourquoi?
L'importance de notre chez-soi tient à ce qu'il est notre refuge. L'être humain aime détenir seul le contrôle du lieu où il s'est installé. Et surtout, il veut pouvoir déterminer lui-même le moment où il va le quitter. Une résiliation de bail est un traumatisme comparable à la perte d'un travail.
Ce souhait est-il économiquement rationnel?
Oui, lorsque l'on dispose d'un revenu et d'un patrimoine suffisants. On peut alors attendre que les fluctuations cycliques de l'immobilier se résolvent d'elles-mêmes, et participer à terme à la valorisation de son terrain. La propriété représente pour la plupart un gros risque, qu'accroissent encore les hypothèques. D'où la nécessité des réserves.
Singapour subventionne la propriété immobilière, car, selon son ministre des Finances (Bulletin 1/2014), les propriétaires sont de meilleurs citoyens. Pour vous, un fort taux de propriété présente-t-il cet atout sociopolitique?
En tout cas, les enquêtes confirment que les propriétaires sont plus heureux. En outre, ils économisent plus et investissent cet argent dans l'entretien de leur bien ou le remboursement d'une hypothèque – deux stratégies à long terme qui assurent souvent aux propriétaires âgés une meilleure situation financière.
En Suisse, c'est le contraire de Singapour: les propriétaires sont défavorisés, la taxation de la valeur locative étant plus élevée que les déductions fiscales relatives aux hypothèques. L'État devrait-il soutenir davantage la propriété?
Nul système fiscal ne peut contenter tout le monde. Mais ces dernières années, les propriétaires ont beaucoup profité de la baisse des taux d'intérêt. L'impopulaire valeur locative rééquilibre donc un peu les choses en faveur des locataires.
Le fait que les gens veuillent vivre seuls, même quand ils sont en couple, me dérange.
À San Francisco, certains logements sont loués aux enchères; à Stockholm, la régulation pèse sur le marché immobilier: vers quoi la Suisse devrait-elle s'orienter?
Régulations et subventions ont un lourd impact à moyen et long terme. La dernière crise financière est née de la crise immobilière aux États-Unis, où la propriété était si fortement encouragée qu'on pouvait presque acheter une maison sans apport propre. Cela dit, la protection étroite des locataires est indubitablement nécessaire. Je trouve le système suisse bien équilibré. Il a généré un marché de l'immobilier fonctionnant pour la propriété comme pour la location – un fait très rare à l'international.
Mais ce marché évolue lui aussi, avec plus de propriétaires et moins de locataires.
Ces 25 dernières années, les conditions d'accès à la propriété ont été très bonnes. L'achat immobilier est redevenu possible dans les années 1990, et depuis 1995, les avoirs de prévoyance peuvent financer le logement privé. En parallèle, les taux d'intérêt ont massivement baissé.
Inabordable logement en propriété
Charges théoriques en % du revenu brut pour un ménage moyen, calculées selon les paramètres suivants: 5% d'intérêts, 1% d'entretien, 80% de nantissement, amortissement aux 2/3 en 15 ans
Source: Credit Suisse Marché immobilier suisse 2017
Malgré des taux d'intérêt historiquement bas, vous qualifiez la propriété de mirage. Pourquoi?
Appartements et maisons sont devenus extrêmement chers, et la plupart des gens ne sont pas concernés par les taux d'intérêt attractifs, car les banques ne leur accordent un crédit que s'ils sont à même de faire face à des intérêts de 4,5% ou 5%. La propriété du logement est donc actuellement une illusion, y compris pour une grande part de la classe moyenne.
Le fait que le citoyen moyen ne puisse pas acquérir son domicile constitue-t-il un problème pour la société?
Sur le plan économique, il est important d'éviter une surchauffe du marché. Les crises immobilières sont très néfastes, les Suisses le savent d'expérience. Si l'on n'a pas affaire actuellement à une bulle immobilière, il est néanmoins regrettable que la classe moyenne et les banques hypothécaires doivent subir les inconvénients des mesures de régulation: l'une ne peut pas acheter et les autres accordent moins de crédits.
Avez-vous une réponse à la question «à quand une hausse des taux d'intérêt»?
Il faut une inflation pour que les banques centrales augmentent les taux d'intérêt. Or la numérisation, la mondialisation et le vieillissement démographique maintiennent l'inflation faible – les taux d'intérêt resteront donc durablement bas. Nous allons nous écarter des niveaux les plus faibles, mais je crois exclu pour assez longtemps le retour aux taux d'intérêt élevés d'avant. Des taux d'intérêt très faibles ont pour corollaire une effervescence du bâtiment.
Lorsqu'on veut investir à long terme, peut-on encore miser sur l'immobilier ou faut-il privilégier par exemple les actions ou les obligations?
Au cours des 20 dernières années, l'immobilier a battu les autres types de placement, en offrant de surcroît un risque moindre. Mais il serait imprudent de vouloir extrapoler cette performance sur les prochaines décennies. L'incroyable chute des taux d'intérêt a stimulé le rendement de l'immobilier, mais cela ne se reproduira plus: les taux d'intérêt ne peuvent pas glisser davantage vers la zone négative, il y a des limites. Dans 20 ans, le palmarès sera très probablement différent et je peux m'imaginer que les actions retrouveront alors la première place.
Si l'on veut néanmoins devenir propriétaire, la sagesse populaire dit qu'il y a un critère essentiel: l'emplacement. Est-ce toujours vrai?
Cette règle d'or s'avère encore plus pertinente sur un marché décroissant. Mais il y a une question plus intéressante: qu'est-ce qu'un bon emplacement? La réponse varie sans cesse. Ainsi, ces dernières années, l'importance de l'accès aux transports en commun a augmenté, tandis que celle de la proximité des commerces a baissé à cause des achats en ligne.
La voiture autonome va-t-elle redéfinir la notion de bon emplacement?
C'est certain. Aujourd'hui, l'accessibilité est un facteur limitant pour de nombreux endroits, et cela changera radicalement. Ce sont les emplacements situés à trente minutes au maximum d'un centre en voiture et peu ou pas desservis par les transports en commun, qui en profiteront.
Vous prédisez un effondrement à long terme de la demande de propriété du logement en Suisse. Pourquoi?
La démographie a un effet considérable. L'«effet pilule» – c'est-à-dire la forte baisse de la natalité à partir de la seconde moitié des années 1960 – est certes fortement tempéré par l'immigration, mais si le marché absorbe actuellement 20 000 logements par an, ce chiffre devrait tomber selon nos calculs à moins de 9 000 entre 2030 et 2040.
La propriété du logement fléchit, nombre de bureaux restent vides et Internet remplace les surfaces commerciales. Y a-t-il un domaine immobilier en croissance?
Les segments de niche: les aires de logistique, les lieux de vie pour seniors, étudiants ou célibataires, les maisons de retraite médicalisées.
Et les maisons de vacances? En raison de l'initiative sur les résidences secondaires, l'offre est abondante et les prix faibles.
En effet. À quoi s'ajoutent la vigueur du franc et une certaine insécurité juridique due aux nouvelles dispositions. Mais tous ces facteurs négatifs s'amenuiseront avec le temps et, oui, le moment est bien choisi pour acheter une résidence de vacances.
Comment les modes d'habitation ont-ils évolué en Suisse au fil des ans?
Les ménages individuels sont aujourd'hui les plus fréquents avec 35%, alors qu'en 1960, ils constituaient le plus petit groupe avec 14%.
Logements locatifs: un boom persistant
Source: Credit Suisse Marché immobilier suisse 2017
Que s'est-il passé?
C'est très simple: nous nous sommes enrichis et avons donc moins de compromis à faire. Cela se reflète dans la forte tendance à l'épanouissement personnel.
Aujourd'hui, beaucoup veulent vivre seuls, même quand ils sont en couple. Cela va-t-il dans le bon sens?
Ce phénomène, que l'on constate autant chez les hommes que chez les femmes, me dérange personnellement. Je ne parle pas ici en spécialiste de l'immobilier, mais en représentant de notre société. La cohabitation promeut la tolérance et la capacité à faire des compromis. J'ai la sensation que ces valeurs sociales s'amenuisent chez les personnes ayant habité longtemps seules. Et c'est dommage, car il me semble que le «vivre-ensemble» génère justement des histoires inoubliables [cf. graphique 3].
Quels effets le vieillissement de la population a-t-il sur le marché immobilier?
À l'avenir, il faudra moins de maisons individuelles et plus de logements adaptés aux seniors. Il se crée de nouvelles formes d'habitat, où des personnes âgées ont un petit espace privé mais, en contrepartie, partagent certains lieux et services avec d'autres.
En tant que locataire, comment profiter du taux le plus élevé de logements vacants depuis des années?
Les possibilités de choix croissent continuellement, ainsi que le pouvoir de négociation face au propriétaire. Et les loyers n'augmentent plus en permanence. Ils devraient même bientôt baisser ici ou là.
Puis-je demander une baisse de loyer à mon propriétaire?
Oui, mais seulement si le taux de référence baisse de nouveau. Et si le bail date un peu, vous devez payer un loyer inférieur aux cours du marché, auquel cas il n'y a pas grand-chose à faire.
Cette vacance ne concerne pas encore les grandes villes. Cela va-t-il changer?
Dans les centres aussi, la disponibilité accrue des logements locatifs devient sensible. Lors d'une enquête récente menée à Zurich, seule une minorité des sondés trouvait difficile de trouver un logement.
Vous parlez de «révolution numérique» sur les chantiers. Qu'apporte-t-elle?
La construction numérique permet d'accroître considérablement l'efficacité. Ces dernières décennies, la productivité du secteur n'a quasiment pas évolué, ce que confirment les dirigeants des grandes entreprises du bâtiment. Ils prédisent une baisse de 30% des coûts de la construction sur les dix prochaines années. Le bâtiment est complexe et implique de nombreuses parties. Avec la mise en réseau, la numérisation peut lui fournir des solutions.
Vivre seul en étant en couple: Statut marital homme/femme par tranche d'âge en %, 2013
Source: Credit Suisse Marché immobilier suisse 2017
Comment vivez-vous vous-même?
Limiter mon temps de trajet étant capital pour moi, j'habite au centre de la très onéreuse ville de Zurich. Et puis, j'ai des enfants que je tiens à voir chaque jour malgré mes longues journées de travail. Nous vivons dans un quartier presque villageois où l'on s'aide et où l'on se connaît. Cela a beaucoup de valeur pour moi et compense le fait de n'avoir pas encore pu accéder à la propriété.
Préférez-vous laisser à vos enfants une maison ou une grosse somme d'argent?
S'ils possèdent assez de connaissances financières et de discipline, un capital leur offrira une grande flexibilité. Sinon, une maison vaudra dix fois mieux.